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Extrait d'un manuscrit de poèmes de Nguyên Binh-Khiêm (1491-1585),
		écrit en caractères nôm traduit par Recueil de poèmes en langue nationale de la Retraite du Nuage Blanc.
01/11/08
 
 

Cet article est une version adaptée d'un chapitre du livre Fragments de culture vietnamienne traditionnelle.

 





Écritures vietnamiennes

- Dimensions culturelles -

 

Invitation au voyage


Depuis des siècles, l’histoire de la culture vietnamienne est marquée par une coexistence permanente entre plusieurs peuples, entre plusieurs systèmes de croyances et de pratiques, entre plusieurs « niveaux » de langues et d’écritures, etc. Cette mosaïque permanente, les Vietnamiens la partagent d’ailleurs avec la plupart des sociétés influencées – peu ou prou – par la culture chinoise. Si cette mosaïque n’est pas une simple juxtaposition d’éléments disparates, c’est qu’elle est ou a été traversée par quelques traits communs, ne serait-ce que ceux qui participent, directement ou indirectement, à la civilisation du riz. Il faut aussi citer, par delà les variations régionales, le culte des ancêtres ainsi que l’écriture dont nous croyons l’importance des plus remarquables. La raison en est relativement simple, elle tient à la nature non alphabétique de cette écriture qualifiée improprement d’idéographique. C’est ce que nous allons essayer de montrer.

Notre intention n’est pas de faire un exposé linguistique ni d’entrer dans les méandres des systèmes d’écriture, elle se limitera à pointer quelques caractéristiques généralement méconnues ou sous-estimées. Tous les articles relatifs au Viêt Nam sur ce site se référent à l’écriture à un moment ou un autre, aussi croyons-nous que les lecteurs doivent en posséder quelque idée. Commençons par un détour dont on verra assez vite qu’il sera profitable à une bonne compréhension des choses.

Si je vais en Espagne sans en connaître la langue, je peux cependant lire et prononcer, peut-être mal mais je le peux, les écritures que je vais rencontrer. De plus, dans un grand nombre de cas, je pourrais parfois deviner le sens d’un mot grâce à la proximité linguistique du français et de l’espagnol. Si je poursuis mon voyage jusqu’au Maroc, ma situation ne sera pas exactement la même. Là-bas, confronté à de l’écriture arabe, mes compétences de lecture et de compréhension seront réduites à néant. Malgré tout, il me restera la possibilité de transcrire en caractères latins les mots entendus car le français comme l’arabe utilisent des signes permettant de transcrire les phonèmes, c'est-à-dire chacun des sons de la langue.

Vous remarquerez que si j’avais choisi de rester chez moi au lieu de voyager, j’aurais pu essayer de lire dans leur forme originelle Les essais de Montaigne parus à Bordeaux en 1580. Il y a donc un peu moins de cinq siècles. J’y aurais alors rencontré un lexique et des tournures de phrases dont les sens me seraient apparus parfois incertains, voire même incompréhensibles à quelques endroits.


Des racines chinoises


Il en est différemment dans le monde chinois et plus largement asiatique utilisant les sinogrammes. En effet, si je suis un lettré vietnamien ou japonais voyageant en Chine, je serais à même de lire et comprendre un très grand nombre de signes. Toutefois, je ne pourrais pas prononcer ni comprendre un seul mot de la langue locale [1]. Vous aurez noté que cette situation est pratiquement à l’inverse de celle de mon voyageur français précédent.

L’écriture en caractères chinois (汉字 : hànzì) que les Japonais nomment kanji et les Vietnamiens nôm représente les choses sans passer par la langue. C’est pour cette raison qu’elle fut appelée idéographique. A vrai dire, ce n’est pas si simple car s’il est bien des caractères représentant directement des choses – ce sont les pictogrammes – il en est d’autres, beaucoup plus nombreux, qui sont formés autrement. Par exemple, certains ont subi de telles transformations graphiques au cours des siècles qu’ils n’ont plus rien à voir avec leur ancêtre – pictogramme. Il en est d’autres qui n’ont qu’une valeur phonétique, d’autres encore qui sont des combinaisons d’autres caractères.

Ainsi, en chinois mandarin, le cheval se dit mǎ et s’écrit 馬 ou 马 dans la forme simplifiée et promue officielle en 1958 par le Comité de réforme de l’écriture de la République Populaire de Chine. Le caractère traditionnel laisse encore imaginer le pictogramme initial avec la tête et sa crinière, les quatre pattes et la queue. S’agissant donc du seul cheval, ce sinogramme est relativement « parlant ». Cependant, si vous le retrouvez sous la forme, 闯, c'est-à-dire sous une porte, 门, vous avez alors le caractère pour le verbe se précipiter et quelques autres sens apparentés qui se disent chuǎng et non plus mǎ. On comprend que l’image qui a servi à écrire se précipiter a pu être celle du cheval impétueux qui sort de l’écurie. Par contre, cette image a complètement disparu dans le mot 马克思 qui se prononce Mǎkèsī et veut dire Marx (Karl). Dans ce dernier cas, le signe n’a qu’une valeur phonétique : il ne sert qu’à rappeler le ma que l’on entend dans Marx. Ajoutons enfin, à l’issue de ce premier détour, une dernière remarque. Les mots mǎ, chuǎng et Mǎkèsī sont écrits ici en écriture dite pinyin. Afin de faciliter les échanges internationaux, la République Populaire de Chine a aussi adopté en 1958 un alphabet phonétique fondé sur les lettres latines : il s’agit du pīn-yīn. Ces phonèmes sont ceux de 拼 (lier – réunir) et de 音 (son –musique), c’est dire que le pinyin est l’écriture qui permet de transcrire les sons de la langue. Il est d’autres systèmes de transcription qui se réfèrent soit à la méthode de l’École Française d’Extrême-Orient (EFEO), soit au système Wade-Giles, soit, et c’est la transcription officielle chinoise continentale, au système Pinyin. A Taiwan, on utilise le zhùyin fúhào -注音符號-, plus connu sous le nom de bopomofo, c'est-à-dire des 4 premières lettres de cet alphabet : ㄅㄆㄇㄈ. Tout cela explique les nombreuses variations que l’on peut trouver pour un même mot dans les diverses transcriptions occidentales. Cette diversité concerne autant les mots chinois que les mots vietnamiens. Ceci peut être illustré par le seul exemple d’une œuvre universellement connue, le Tao Te King, romanisation du titre, 道德經, ouvrage de Lao Tseu ( 老子 ) écrit il y a vingt-trois ou vingt-quatre siècles. C’est de cette façon que l’un des premiers traducteurs français, Stanilas Julien, l’a écrit en 1842 avec la traduction : Livre de la voie et de la vertu. Cette forme de romanisation perdure avec quelques variations jusqu’à aujourd’hui mais elle n’est pas la seule. Le tableau suivant présente les formes les plus fréquentes.

système chinois
(pinyin)

système anglais
(Wade-Giles)

système français
(E.F.E.O)

dào tao tao
jīng ching king, tsing


Il semble cependant que le pinyin, notamment après son adoption par l’International Standardisation Organisation en 1982 tend à se généraliser en Occident bien qu’il ne soit pas reconnu par Taiwan et le plus souvent par les communautés chinoises anciennes vivant hors de Chine. C’est ainsi, pour rester dans notre exemple, que l’on trouve Le livre de la voie et de la vertu sous la forme Dao De Jing, ou encore plus précisément en pinyin, Dào dé jīng. Les francophones y sont légèrement désavantagés car la prononciation du pinyin n’est pas exactement la nôtre. Ainsi comme le b se prononce entre [p] et [b], le g entre [k] et le [gu], ei se prononce [eille] etc., les Jeux Olympiques de Beijing de 2008 seront pour nous ceux de Pékin. Les remarques précédentes s’appliquent bien entendu aussi au nom même de Lao Tseu que les différentes transcriptions notent Lao-tseu, Lao-tzu, Laozi ou avec les accents indiquant les tons, Lǎozǐ.

Les enjeux que nous venons d’entrevoir ont été à la fois identiques et à la fois différents pour les Vietnamiens d’autrefois. Identiques car il fallait bien qu’ils comparent les sons de leur langue avec ceux du chinois et différents puisqu’ils voulaient écrire leur langue avec une écriture déjà liée à des sons. Permettons-nous un dernier détour par le Japon car les questions d’écritures y ont été similaires avec des réponses spécifiques. Le cas vietnamien deviendra ensuite beaucoup plus compréhensible.


Intermède au pays du soleil levant


Les Japonais ont commencé à écrire en chinois, du Ve au XIIe siècle, en adaptant la prononciation chinoise à la phonétique japonaise. Ces emprunts ayant été variés selon la provenance régionale de la Chine, un même caractère peut parfois avoir plusieurs prononciations. Sachant que yomi veut dire lecture, ces prononciations en japonais du chinois se disent « yomi on ». Prenons un exemple : en chinois, la montagne s’écrit 山 en sinogramme et se prononce shān (écriture pinyin) mais les Japonais le prononcent san qui est la « lecture on » du caractère 山.

Bien entendu, la langue japonaise possédait son propre lexique. Ainsi le mot pour signifier la montagne était yama, comme par exemple dans le nom propre bien connu, Yamamoto (山本) signifiant littéralement le pied de la montagne. La lecture de 山 en yama est alors la lecture dite « yomi kun ». Cependant les Japonais ont été confrontés aux limites des sinogrammes pour signifier les particularités de leur langue, aussi à partir du IXe siècle, ils ont imaginé des caractères syllabiques, comparables à notre écriture latine mais dérivés de caractères chinois, ce sont les 46 caractères kana composés de deux alphabets [2] : les hiragana et les katakana. Ainsi notre précédente montagne s’écrit やま pour dire yama et サン pour prononcer le san de la « lecture on ».

Chinois

Japonais

hànzì pīnyīn kanji lecture / yomi écriture kana de :
shān on kun yama san
san yama やま サン

Tableau récapitulatif pour montagne en chinois et japonais


L’application de ces translittérations à notre premier exemple, celui du cheval, devient plus compréhensible :
- sachant que le chinois le dit mǎ et l’écrit 馬, le japonais l’écrit 馬 en kanji, prononce celui-ci ba, me, ma (c’est la lecture on) et l’écrit うま en kana parce que la langue japonaise le dit ordinairement uma (lecture kun).
La langue et l’écriture vietnamiennes partagent avec le Japon cet étayage sur la langue et l’écriture chinoises. Il en résulte plusieurs niveaux de langue et plusieurs niveaux d’écriture. Comme nous allons le voir, ce partage est cependant quelque peu différent mais dans un premier temps on peut dire que le vietnamien « ordinaire » s’apparente à la lecture kun alors que le vietnamien « lettré » ou sino-vietnamien s’apparente à la lecture on.


Retour au Việt Nam


Au premier abord, et aux yeux d’un Occidental, le système vietnamien peut paraître plus accessible que le système japonais. Il ne s’est pas effectivement « encombré » d’un équivalent des kana, l’écriture latine ayant été introduite très tôt, même si c’est seulement au XXe siècle que son usage s’est généralisé en devenant officiel : c’est l’écriture dite quốc ngữ.
Avant cela, les Vietnamiens, à l’identique des Japonais, avaient emprunté l’écriture chinoise pour traduire leur propre langue. Cette écriture adaptée est le chữ nôm, c'est-à-dire écriture nôm [2b]. Le nôm apparaît au Xe siècle mais il ne se distinguera que progressivement de l’écriture chinoise dite hán. Pour cette raison, on parle aussi de caractères hán việt. Il n’est pas toujours facile de distinguer entre hán việt et nôm car les modalités d’emprunt au chinois sont diverses et parfois ambiguës. Pour mieux comprendre, revenons aux exemples que nous avons utilisés dans la partie précédente. Ainsi la montagne est bien 山 en caractère hán việt, peut se lire sơn en sino-vietnamien (nous retrouvons le shān chinois et le san japonais) mais la montagne vietnamienne est plus généralement núi. Pour cette raison, sơn se trouve dans des textes classiques ou subsiste dans certaines expressions comme sơn - khê, montagnes et vallées, ou sơn - thủy, montagnes et fleuves.

chinois sino-vietnamien vietnamien
hán pinyin hán việt quốc ngữ nôm quốc ngữ
shān sơn nui en nôm núi

On notera que le nôm de núi a été créé en plaçant la montagne 山 au-dessus de 内. Ce dernier, nội, dedans, à l’intérieur (chinois : nèi) a ici valeur phonétique.

En caractères hán việt, le Tao Te King est toujours 道德經, son auteur Lao Tseu est encore 老子 mais l’un et l’autre se prononcent et s’écrivent respectivement Đạo Đức Kinh et Lão Tử en écriture quốc ngữ.

nôm de nôm

Le caractère nôm du mot nôm. Il est composé par le radical (bouche) et par le caractère (le sud). Ce sinogramme existe aussi en chinois où il se dit nán en mandarin et signifie marmonner. Sa prononciation vietnamienne, comme c'est souvent le cas, montre que son origine est plutôt cantonnaise, nam.



Les caractères nôm [喃] appartiennent à l'écriture dite Quốc âm, 國音, les sons du pays. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’idée était de transcrire les mots de la langue vietnamienne (monosyllabiques) en s'appuyant sur la prononciation des caractères chinois [note additive - ouverture dans une autre fenêtre]. Par exemple le chiffre cinq, nam, étant perçu comme phonologiquement proche du chinois nán 南, qui veut dire le sud, s'écrivait avec ce sinogramme collé au sinogramme de cinq, wǔ 五. On obtenait donc de cette façon : 南五, qu'on pouvait prononcer nam et comprendre cinq. L'écriture quốc ngữ, bien que constituée à partir des caractères latins, se distingue du français (ou de l'anglais etc.) par la présence d'accents et de signes particuliers qui traduisent les tons de la langue. Vous en avez des exemples représentatifs précisément sur les mots quốc ngữ. De plus, certaines lettres n'ont pas la même valeur phonétique qu'en français, pour ne donner qu'un seul exemple notre d se prononce "zeu" ou "yeu" alors que son équivalent phonétique est đ ou Ð en majuscule. Cette particularité s'explique par l'influence portugaise de l'alphabet ayant servi à la transcription initiale.

Avec son Dictionarium Annamiticum-Lusitanum-Latinum, le missionnaire jésuite Alexandre de Rhodes peut être considéré comme le fondateur du quốc ngữ. Il ne fut pas cependant le premier à romaniser le vietnamien. Lui-même dit avoir eu comme « ..maître François de Pina, portugais et […] j’ai utilisé les travaux […] des P.P. Gasparil de Amoral et Antoine Barbosa.. ». (Moussay 2002 :92).

L’essentiel, ici, est de noter que les lettrés vietnamiens étaient dans la nécessité préalable de connaître le chinois. Cela explique la pluralité simultanée de différents codes et donc de différents niveaux de culture. La connaissance des caractères latins se suffit d’une vingtaine de lettres, par contre la connaissance des caractères chinois comprend par nécessité des milliers de caractères. L’apprentissage de ceux-ci est donc soumis à différentes contraintes expliquant en partie l’existence d’une classe de lettrés, les mandarins, détenant par-là même un pouvoir social, culturel et politique. Cela explique aussi les motivations des lettrés ayant participé au « Ðông kinh nghĩa thục », ou « École hanoïenne de la juste cause », fondée par Lơng Văn Can en 1906. Ces réformistes voulaient promulguer l’écriture quốc ngữ, y voyant un moyen de lutter contre les anciens régimes, la colonisation et un moyen de moderniser la société en y faisant participer le plus grand nombre.


Le cheval et la maman

 

Rappelons deux éléments que nous venons d’évoquer :
1. les caractères nôm appartiennent à l'écriture dite Quốc âm, les sons du pays.
2. la langue vietnamienne est monosyllabique et tonale. [ pop-up d'explication ]

Pour des raisons qui seront bientôt compréhensibles, reprenons la syllabe ma que nous avons déjà rencontrée dans nos détours chinois et japonais. Si nous appliquons à cette syllabe quelques-uns des signes notant les tons du vietnamien, nous obtenons les mots suivants : má, mã, mả, ma, mà, mạ [2c]. Ceci n’est pas une liste exhaustive mais elle est suffisamment représentative pour illustrer nos propos.
Chacun de ces mots possède un sens différent ; nos exemples peuvent se traduire par maman, cheval, tombeau, fantôme, pourtant ou mais, jeune pousse de bambou. Notre intermède au pays du soleil levant va maintenant nous permettre de comprendre aisément les exemples suivants.

Vous aurez reconnu, en bas et à droite dans le tableau ci-dessous, le sinogramme du cheval associé à 又 composant ici le caractère nôm pour écrire ngựa, nom du cheval en vietnamien. La présence de 又 dans cette composition ne s’explique pas par son sens chinois (à nouveau, à la fois) mais par sa valeur phonétique (yòu en pinyin) pouvant rappeler le son de ngựa. Il faut noter qu’un lecteur chinois ordinaire ne voyant pas 馭 comme un caractère nôm, le lira et l’interprétera comme mener, diriger, conduire, sens élargi il est vrai de conduire un char à cheval.

cheval

cheval

ngựa

sino-vietnamien

hán việt traduction vietnamien nôm
maman maman mẹ [3]


Ce que nous avons appris pour le cheval s’applique aussi pour la maman. Le caractère hán việt, , est un composé de 馬, précédé de 女 qui, isolé, signifie femme. La maman serait-elle une femme-cheval ? Bien évidemment non ! Il faut comprendre cette association comme le fait que la femme que l’on prononce ma –proche de cheval (chinois)- est une maman. Quant au caractère nôm, 媄, le composant 美 apporte sa valeur phonétique (měi en pinyin) pour la maman vietnamienne, mẹ. En même temps, il révèle la créativité du nôm, du moins aime-t-on le penser, car en chinois il signifie la beauté. Le même « système » s’applique à la pousse de riz mais il en est autrement pour le tombeau (tout au moins sous la forme mộ ) ou le fantôme comme le résume le tableau suivant.

mạ

  jeune pousse de riz pousse de riz hoà
mả tombeau   tombeau mộ
ma   fantôme fantôme ma


La plante de riz qui est une céréale, 禾, est bien associée au cheval, 馬, pour la valeur phonétique de ce dernier alors que le tombeau et le fantôme renvoient à d’autres sinogrammes devenant de ce fait d’autres caractères nôm. L'intrication des termes courants, savants et des écritures ont créé des termes mixtes (ou mixés (!)), ainsi pour tombeau, on peut trouver dans les dictionnaires, " mồ mả ". D'une autre manière encore, le caractère de mafantôme, montre bien le sens par 鬼, quỷ (fantôme, esprit, "démon") mais la valeur phonétique n'est plus le cheval mais le ma, 麻, de chanvre. Cela expliquant que l'on trouve aussi fantôme sous "ma quỉ".

Cet aperçu des écritures montre la pluralité des codes qui ont profondément influencé et structuré la culture vietnamienne. Les remarquables capacités d’intégration et de tolérance des Vietnamiens s’expliquent certainement en grande partie par cette expérience séculaire de l’usage de plusieurs niveaux d’appréhension simultanés.


Des images derrière les mots


Arrêtons-nous maintenant sur une caractéristique majeure de l’écriture idéographique. L’influence de celle-ci est d’autant plus importante qu’elle concerne les mots composés de manière pictographique, c'est-à-dire en lien visuel plus ou moins proche avec les objets réels qu’ils représentent.

bouche

céréale

toit

femme paix paix


Le caractère 口, que l’on prononce khẩu comme radical [4], représentant la bouche – ordinairement miệng, mồm – est l’aboutissement d’un pictogramme représentant un demi-cercle fermé à l’image d’une bouche entrouverte. Progressivement, il a perdu de son « arrondi » pour devenir carré. Le caractère suivant, 禾, que nous connaissons déjà comme céréale dans l’exemple de la pousse de riz, figure la tige d’une plante avec ses ramifications et épis simplifiés. Dans ces deux cas, les caractères sont liés presque directement à ce qu’ils signifient. Il en est de même pour le radical toit, 宀, où l’on peut reconnaître un couvercle ou pour 女 qui, bien que très stylisé, représente une femme à genoux – comme sur une natte – et signifie femme. Ce que nous voulons montrer ici va maintenant devenir compréhensible.

Les caractères dont nous venons de parler sont reconnaissables dans les composés suivants, 和 et安. Le premier est l’association d’une céréale et d’une bouche, le second est une femme sous un toit.

和 est l’écriture hán việt (hé / hè / huó / huò en chinois) de hòa qui renvoie au champ sémantique de la paix. Par exemple hòa-bình : paix, en paix, pacifique ou hòa hài : harmonie, concorde ou hòa-lạc : joie paisible.

安 est l’écriture hán việt (ān en chinois) de an et/ou yên, termes renvoyant aussi à la paix, au calme, à la tranquillité. Bien que la question ne soit pas simple, il semblerait qu’il ne s’agisse pas tout à fait de la même paix. Par exemple hòa et ses composés renvoient surtout à la paix qui suit une agitation, un conflit, telle la guerre alors que an ou yên renvoient à la paix, au calme en tant qu’état ; ainsi hòa-hội est la conférence de paix alors que an-ninh est plutôt la sécurité. Quoiqu’il en soit la frontière entre les deux est fluctuante et à vrai dire, on pourrait trouver des contre-exemples pour chacun d’eux.

L’essentiel de notre propos est ailleurs. Il est dans le fait que les caractères hán et nôm véhiculent des images derrière les sens. Il n’est certainement pas sans influence au niveau psychologique que la paix puisse être perçue comme l’alliance d’une bouche et d’une céréale ou comme la représentation d’une femme (nữ) sous un toit. La disparition progressive de l’écriture nôm tarit cette source d’images qui contribuait à une transmission culturelle particulièrement stable liant de façon presque directe les vivants et leurs ancêtres. Son remplacement par l’écriture quốc ngữ assure au plus grand nombre un accès plus facile à la culture et, avec le temps, une adéquation plus grande entre la langue et l’écriture. Ces divers phénomènes relèvent peut-être du âm – dương, 陰 -陽, [le yīn –yáng des Chinois], c'est-à-dire du jeu perpétuel et subtil des principes complémentaires.

Fin provisoire

Addenda

Histoire d'une méprise : de l'importance des tons et des signes diacritiques

Dans l’excellente collection Connaissance de l’Orient éditée conjointement par Gallimard et l’UNESCO, on trouve deux piliers de la littérature classique, le Kim-Vân-Kiêu et le Vaste recueil de légendes merveilleuses. Ces deux écrits sont signés Nguyên Du. A la fin de chacun de ces livres, après la table des matières, il est fait une mention, Du même auteur, mention suivie du titre de l’un ou l’autre ouvrage. Pour un lecteur occasionnel ou quelque peu distrait, il n’y a là rien d’étonnant. Cependant, si ce lecteur avait eu la curiosité d’aller un peu plus loin, ne serait-ce qu’en lisant les préfaces, il se serait aperçu qu’il ne s’agit pas du même auteur. La méprise des concepteurs des livres tient à la translittération du vietnamien au français. La disparition des signes diacritiques en est la cause directe ; c’est ainsi que des noms différents deviennent homographes. La lecture plus attentive, tant des caractères nôm que de l'écriture quốc ngữ montre qu'il ne s'agit pas du même auteur.
Plus de deux siècles séparent ces écrivains majeurs : Nguyễn Dữ a vécu au début du XVIe siècle alors que Nguyễn Du a vécu à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècles.

- 阮璵, Nguyễn Dữ, 傳奇漫錄, Truyền kỳ mạn lục, Vaste recueil de légendes merveilleuses.
-
阮攸 , Nguyễn Du, 金雲翹 , Kim-Vân-Kiều, quelquefois Truyện Kiều, 傳翹, qui signifie Histoire de Kiều.



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Notes - Bibliographie - documentation


[1] Ce n’est pas tout à fait vrai. L’emprunt de l’écriture a été accompagné par l’importation d’un stock lexical plus ou moins important mais qui, avec le temps, n’est pas toujours reconnu comme tel.

[2] Les usages de ces « alphabets » dépendent des mots : japonais, étrangers, noms propres, etc.

[2b] Les Vietnamiens appelaient chữ nho (字儒) le chinois classique qu’ils utilisaient alors ; chữ hán « écriture des Hans », c'est-à-dire des Chinois, en est une autre appellation.

[2c] Phrase classique utilisant les six tons :

Hôm đám ma ông, má đốt đồ mã gần mả làm hư đám mạ mà chúng ta đã cấy

traduction : Le jour des funérailles du grand-père, maman a brûlé les objets rituels en papier près de la tombe et a causé des dommages aux plants de riz que nous avions repiqués.
Rapportée dans La littérature orale et populaire du Vietnam de Võ Thu Tịnh, consultable sur le site :   http://www.geocities.com/tdl.geo/orale.html   


[3] Nous n’avons conservé qu’une seule forme, mẹ, parmi d’autres possibles. En effet, selon les régions, maman peut être aussi : ma ou mợ.

[4] Un radical est une unité de base qui sert à la « construction » d’autres caractères. Les radicaux étant aussi des caractères, ils possèdent aussi un nom en tant que tel, khẩu est celui de .


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Cheng Anne, Entretiens de Confucius, Paris, Le Seuil, 1981

Ðào Văn Tập, Dictionnaire français – vietnamien – français, Paris, Institut de l’Asie du Sud-est, 1982

Gouin Eugène, Dictionnaire vietnamien-chinois-français, Paris, éd. You-Feng, 2002 (1 éd. 1957)

Moussay Gérard R.P., La romanisation du vietnamien, dans Actes du colloque Bordeaux – Việt Nam, éd. Assoc. Franco-Vietnamienne de Bordeaux, 2002

Nguyễn Dữ, Truyền kỳ mạn lục, en français :
Nguyên Du, Vaste recueil de légendes merveilleuses, Paris, Gallimard / Unesco, coll. Connaissance de l’Orient, 1962

Nguyễn Du, Kim-Vân-Kiều, en français :
Nguyên Du, Kim-Vân-Kiêu, Paris, Gallimard / Unesco, coll. Connaissance de l’Orient, 1961

Nguyễn Phú Phong, Le vietnamien fondamental, Paris, Klincksieck, 1983

Nguyễn-Tôn Nữ Hoàng-Mai, Parlons vietnamien - Langue et culture -, Paris, L'Harmattan, 1998

Trần Văn Kiệm (L.m. An-Tôn), Giúp đọc Nôm và Hán Việt, Ðà Nẵng, Nhà xuất bản, et, the vietnamese nôm preservation Foundation, Cary, North Carolina, 2004

Vũ Văn Kính, Đại Tự Điển - Chữ nôm, Nhà xuất bản Văn Nghệ TP. Hồ Chí Minh, 2002

Site internet : http://www.nomfoundation.org

Les ouvrages auxquels se réfère la Nôm Foundation sont :

  • Tự điển chữ Nôm by Vũ Văn Kính & Nguyễn Quang Xỷ, Trung tâm Học liệu, Sàigòn, 1971
  • Bảng Tra Chữ Nôm ed. by Hồ Lê, a publication of Viện Ngôn Ngữ Học, 1976
  • Tự điển Hán Việt by Thiều Chửu
  • Giúp đọc Nôm và Hán Việt by Father Anthony Trần Văn Kiệm

Les lecteurs intéressés par les relations entre textes chinois, vietnamiens, français et par la pensée bouddhiste pourront consulter le magnifique livre de Philippe Langlet et Dominique de Miscault, intitulé Un livre des moines bouddhistes dans le Việt Nam d’autrefois, Paris, éd. Aquilon, 2005.
La base en est un ouvrage des plus anciens de la littérature vietnamienne, écrit en chinois classique, Anthologie du Jardin des Méditations, Thiền Uyển Tập Anh,
禪苑集英.


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